Le mythe du héros technique

Avant propos

 

Le temps est venu pour moi d’écrire sur des sujets un peu plus « personnels » que les articles techniques rédigés jusqu’ici sur developpez.com.

Après une longue pause d’écriture qui correspond à un changement professionnel (que j’aurai certainement l’occasion de l’aborder dans de prochains articles), je me lance donc sur d’autres thématiques que les sujets purement informatiques. Ces autres sujets sont liés à la personne : gestion des ressources humaines, management, psycho… ou à mon environnement professionnel (le ministère de l’intérieur et la sécurité intérieure). Tout cela le plus souvent en lien avec l’informatique qui reste néanmoins mon domaine de prédilection.

Je ne suis aucunement spécialiste des domaines (GRH, management, psycho…) dont je vais aborder quelques notions dans cet article, pardonnez moi par avance du manque de précision et des éventuelles approximations terminologiques.

Cela fait un moment maintenant que je souhaite écrire un article sur ce concept de héros technique, dont nous parlons régulièrement avec mes collègues du ST(SI)2.

Alors, ne vous y trompez pas, il ne s’agit pas de critiquer les experts, les personnes ayant de véritable compétences et qui « font le job », je pense en particulier à quelques personnes que je côtoie quotidiennement. Non là il s’agit bien de décrire des situations (propres au héros technique) qui mènent aux dérives que je vais évoquer.

Finalement j’espère susciter une réflexion sur ce thème et j’aimerais, au delà des critiques et des personnes qui pourront se sentir égratignées, que cela apporte quelque chose.

Une réflexion donc et une prise de conscience sur le potentiel de nuisances propre aux situations que je vais décrire ci-après.

Le but est bien de minimiser la toxicité des comportements que je vais décrire dans cet article et de diminuer l’impact que peuvent avoir ces personnalités que nous avons tous croisées au moins une fois, voire que nous avons été.

Héros technique ?

 

« Héros Technique », cette expression je l’ai entendue pour la première fois lorsque j’étais à la PJ parisienne (au service informatique, S.I.P.J) dans la bouche de mon patron de l’époque qui se reconnaîtra certainement. Il me semble que l’expression désignait le développeur d’un service de police qui, seul développeur/chef de projet sur son application, profitait de la méconnaissance de sa hiérarchie sur son activité pour faire une sorte de chantage au départ ou à la récompense, je ne sais plus.

Même si l’anecdote n’est pas tout à fait exacte, les ingrédients sont là : une personne qui détient une compétence particulière, qui souhaite en tirer un certain profit et tout cela dans un environnement propice.

Depuis que j’ai entendu l’expression, je garde image dans un coin de ma tête et, lorsque la situation s’y prête, je vois alors surgir le héros technique un peu comme quand Clark Kent se transforme en Superman ;-).

Superman-Clark-Kent-Christopher-Reeve

Je suis sûr que certains d’entre vous se posent déjà LA question… « suis-je un héros technique ? ». Ou encore : « l’ai-je déjà été ou le serais-je un jour ? ».

Si cela peut vous rassurer, je pense l’avoir été (un peu), dans ce même service mentionné plus haut, parce que, c’est ce que nous allons voir, les contours du héros technique ne sont pas nets et précis, ce statut n’est pas permanent.

Je vous propose de vous livrer ma définition du héros technique puis de vous donner quelques exemples de situations et de cas relevant de cette définition de héros technique.

Alors finalement, qu’est-ce qu’un héros technique ?

 

Un héros

 

D’abord il nous faut revenir sur la définition du héros. Aujourd’hui, le héros est caractérisé par ses actes… héroïques. C’est le pompier qui sauve des flammes un enfant, l’homme qui se jette à l’eau pour sauver la femme en détresse, le secouriste en haute montagne qui intervient malgré le danger….

Plusieurs caractéristiques sont remarquables : il accomplit un acte héroïque, il est désintéressé, il fait le bien.

Or, ce n’est pas le cas de notre héros technique. Le héros technique tel que je le définis tient davantage du héros grec qui ne s’embarrassait pas avec la morale ou la modestie. Le héros grec se contentait d’accomplir des actes héroïques et l’Élysée lui était promis pour cela.

 

Ajax fils de Télamon

Ajax fils de Télamon

Le mythe

 

Notre héros technique est donc caractérisé par sa capacité à accomplir des actes héroïques dans un contexte « technique » qui (dans ma définition) est le milieu informatique tel que nous le connaissons aujourd’hui; quel que soit le contexte et quelle que soit l’activité (gestion de projet, intégration, administration, développement…)

L’ultime évolution du héros technique c’est cet affreux personnage dans Jurassic Park… vous savez le monsieur insupportable et arrogant qui s’enfuit avec des embryons de dinosaure et finit par se faire dévorer.

Dennis T. Nedry, développeur et héros techniquque dans le film Jurassic Park.

Dennis T. Nedry, développeur et héros technique du film Jurassic Park.

Une scène du film, restée mémorable pour nous autres informaticiens, présente Samuel L Jackson (le responsable de la sécurité) qui tente désespérément de débloquer le système informatique. Au bout de plusieurs tentatives, il n’obtient qu’une animation dans laquelle on voit le personnage (Denis Nedry) répéter à tue tête : «han han han,  vous n’avez pas dit le mot magique… ».

Wayne Knight alias Denis Nedry dans Jurassic Park est LA caricature du héros technique. Passé outre sa personnalité détestable, c’est un bon exemple des dégâts que peut causer ce type de profil d’expert technique livré à lui même, sans encadrement et en position de dicter ses conditions avec les conséquences que l’on connaît dans ce film.

 

Le héros technique… en vrai

 

S’il est très rare de tomber sur des individus aussi outranciers que ce personnage de film, il arrive que l’on tombe sur celui ou celle (eh oui mesdames cela vous concerne également) qui nous rappelle que les héros techniques existent vraiment.

Ils n’ont souvent pas le « total package » du héros technique « légendaire » mais en ont des caractéristiques… diverses et variées. Cela peut tenir de la personnalité, d’un trait de caractère ou encore de certains actes… technico-héroïques.

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Spéciale dédicace César ;-p

Après moi le déluge !!

 

Le héros technique ayant généralement une haute opinion de sa valeur, sort assez souvent ce genre de phrase qui résume bien la situation de domination dans laquelle il se trouve. Il est tellement indispensable que ses dossiers ou son service sont promis à l’apocalypse s’il s’en va.

Ce sentiment, exacerbé par la crainte de ses subordonnés ou de sa hiérarchie, place le héros technique en position de force lui permettant d’exercer une forme de chantage et d’imposer ses conditions de travail ou son comportement détestable.

La fin justifie les moyens

 

Une autre caractéristique intéressante, certains sont prêts à certains aménagements avec la morale ou le savoir vivre en usant de méthodes peu orthodoxes pour arriver à leurs fins. Sans parler de méthodes de voyous (quoique…parfois) ces incartades sont souvent faites de petites choses : mensonges, manipulations, rumeurs, critiques… bref tout ce qui peut permettre d’arriver à l’objectif fixé.

Cela peut paraître une banalité de dire ça mais non, tous les moyens ne sont pas bons pour arriver à un résultat… quelque soit le milieu professionnel.

 

Une arme de critique massive

 

 

Destruction massive

La critique est l’un des accessoires du héros technique.

Cela peut faire partie d’un trait de caractère où le sujet est naturellement enclin à critiquer tout ce qui passe… un peu en mode grincheux (ce qui peut arriver sans pour autant que la personne n’ait d’intention malveillante).

Mais cela peut aussi faire partie d’une stratégie. Une stratégie destinée à dévaloriser les autres à son profit. Il est ainsi plus facile de briller ou de justifier ses actes en critiquant l’entourage, l’environnement.

Par critique j’entends la « bonne » critique négative, non productive et à sens unique. La critique qui ne mène à rien.

La critique permet de se distinguer du reste de l’environnement (le service, la direction…) dans lequel on se trouve et de s’éloigner de sa hiérarchie, de ses subordonnée ou collaborateur. La critique c’est le : « je vous l’avais bien dit » en cas d’échec. La critique est facile, peu risquée finalement et ne coûte pas cher si elle s’avère infondée.

 

Au royaume des aveugles…

 

…les borgnes sont rois. J’en parlais au dessus, la notion de compétence doit être placée dans son contexte pour avoir du sens. Ainsi, dans un groupe en déficit de compétences (je n’ai pas dit incompétent…), le héros technique pourra faire valoir ses compétences (mêmes minimes) dans cet environnement et profiter de la situation là il aurait été bloqué ailleurs.

 

Le groupe…

 

 

La meute

 

Parfois, plusieurs héros techniques se regroupent et forment un groupe… le groupe, constitué de personnalités complémentaires (expertise technique, connaissance de l’environnement, sens supposé des responsabilités…), va alors se singulariser dans son environnement.

Le groupe peut se caractériser par différents comportements.

L’isolement peut permettre au groupe de vivre dans une sorte autarcie lui permettant de consolider ses différences avec son environnement (service, groupe, bureau…).

La critique et le dénigrement des membres de extérieur lui permettent aussi de renforcer cette distance.

Enfin, dans certains cas, le groupe pourra instaurer une forme de dictature imposant sa manière de faire et se mêlant de tout. Le groupe pourra bénéficier de l’aura suffisante lui permettant d’exercer une forme de second pouvoir en opposition ou en complément du pouvoir officiel.

 

Prendre le pouvoir

 

Laisser le héros technique entrer dans son entreprise ou son service et le laisser se développer, c’est le laisser prendre le pouvoir.

Prendre le pouvoir parce qu’il va tenter de détenir exclusivement une partie du savoir propre à l’organisation dans laquelle il se trouve.

A l’image de notre affreux personnage du film Jurassic Park, on peut se retrouver (dans la réalité) dans une situation où la pyramide est inversée, dans ce cas c’est le héros technique qui décide… et lorsque c’est ainsi… c’est lui le patron !

 

Le partage

 

La prise de pouvoir que j’évoquais ci-dessus est le fruit de la détention exclusive de certains savoirs ou connaissances. C’est possible en entretenant certaines zones d’ombre, non connues ou comprises de l’entourage et de la hiérarchie. Ne pas partager l’information, la connaissance ou le savoir permet donc d’entretenir le flou, de garder des zones d’ombre.

Le héros technique n’aime donc pas partager… c’est un point essentiel. Un bon moyen de « débusquer » un héros technique c’est de tenter de comprendre les raisons d’une absence de partage des informations. Une réponse confuse à la « J’t’expliquerai » (en référence à Popeye dans les bronzés font du ski) doit amener à s’interroger 😉

Ne pas partager, c’est une façon de garder le pouvoir.

Il m’est arrivé dans ma carrière de travailler avec un collègue ayant une partie des « critères d’éligibilité » du héros technique (compétences, comportement…) et qui pour autant manifestent le désir de partager, d’échanger… c’est assez déconcertant et cela disqualifie d’emblée le candidat au poste « technico-héroïque ».

 

Le triangle du héros technique

 

L’analogie avec le triangle du feux est assez flagrante.

Le triangle du feu

Pour mémoire, la combustion est n’est possible que si 3 éléments sont réunis : le comburant (l’air par exemple), le carburant et source de chaleur. De la même manière le héros technique n’existe que si plusieurs conditions sont réunies.

1 – Des compétences

Comme on l’a vu plus haut il est impératif que le héros technique possède des compétences (réelles ou supposées) faute de quoi il ne peut obtenir ce statut.

La compétence soit dans un domaine particulier lié à un certain niveau d’expertise informatique, soit dans un domaine plus général comme la capacité à régler des problèmes ou la très bonne connaissance de son environnement.

La compétence est l’arme, le moyen de pression du héros technique. La menace de départ, ou de restriction / suppression des compétences est le moyen qui permet d’exercer la pression sur son environnement, la compétence est son instrument de pouvoir.

Je dis « réelle ou supposée » (pour reprendre la formule juridique connue de ceux qui pratiquent le code pénal ;-)) lorsque je parle de compétence parce que, faute d’encadrement en mesure d’évaluer la réalité de la compétence, le héros technique peut entretenir un mythe mettant en avant un savoir-faire imaginaire, une forme de charlatanisme en somme.

2 – Une volonté « coupable »

Il faut aussi la volonté de tirer profit de la situation. Lorsque l’on est salarié d’une société et fonctionnaire, on est sensé travailler pour le bien de sa société ou de l’institution dans laquelle on exerce ses fonctions.

Lorsque ses ambitions personnelles prennent le dessus sur ce qui est bon pour l’entreprise ou l’administration on est dans cet élément constitutif et indissociable du héros technique.

Les différents comportements du héros technique seront autant de moyens d’imposer sa volonté à son environnement. L’absence de partage de l’information, le côté désagréable ou dénigrant, les moyens peu orthodoxes pour arriver à ses fins… lui permettent de se démarquer du groupe dans lequel il évolue.

3 – Un environnement

Dernier point fondamental, sans lequel le héros technique ne peut exister et se développer c’est l’environnement dans lequel il se trouve et qui finalement, pour tout un tas de raisons, le laisse s’imposer.

Le héros technique pourra profiter des structures peu ou mal organisées et entretiendra le flou par les différents moyens qui sont à sa disposition, il profitera parfois d’un accès direct ou d’une aura auprès de la « haute » hiérarchie.

Une structure qui permet ou encourage le favoritisme comme mode de fonctionnement offrira au héros technique de bonnes opportunités pour développer son pouvoir et son influence.

Il pourra profiter pleinement d’un environnement qui favorise l’exploit individuel par opposition à la performance de groupe.

L’environnement constitue le terreau du héros technique. Il me semble que c’est l’élément clé et la grande responsabilité des décideurs, des managers de faire en sorte que le terrain ne soit pas favorable à ces  comportements caractéristiques du héros technique.

 

L’impermanence du héros

 

Heureusement, ce statut de héros technique ne revêt pas un caractère permanent. Ce statut peut évoluer soit par élimination d’un des éléments ci-dessus soit par la volonté de la personne elle-même qui ne se retrouve pas dans ce personnage.

 

Conclusion

 

Vous l’aurez compris je pense, le but de ce billet est d’abord de vous inviter à vous interroger sur ce concept de héros technique. Inévitablement en le lisant vous avez tenté de comparer ce qui est décrit avec la réalité de ce que vous vivez professionnellement.

Vous avez certainement retrouvé des situations, des personnes ou des comportements auxquels vous êtes ou avez été confrontés.

Certains se sont peut-être sentis visés, j’espère n’avoir blessé personne malgré cela, ce n’était pas le but la manoeuvre.

J’espère juste avoir alimenté la réflexion sur ce sujet ô combien important alors que la pression est importante sur notre secteur (public et privé confondus). Nous devons produire davantage et, dans le même temps (généralement), les moyens humains et financiers dont nous disposons diminuent.

La tentation d’aller à l’essentiel et de choisir la solution de facilité, c’est à dire le héros technique (le recruter, favoriser ce type de comportement), est tentante si l’on souhaite une production à court terme mais attention au retour de bâton sur du long terme…

Des solutions ?

 

Les solutions possibles s’adressent bien entendu à ceux qui ont les rênes… aux DSI, aux managers « intermédiaires » mais aussi à ceux qui sont plus bas dans la hiérarchie.

Alors quelles solutions pour se prémunir du héros technique, comment éviter son apparition et comment le combattre.

D’abord, en se disant que « nul n’est irremplaçable » et faire en sorte qu’une personne seule ne détienne pas « le pouvoir » sur un élément clé du système d’information.

Ensuite en veillant à ce que l’activité soit un minimum organisée, que les objectifs de chacun soient définis et en s’assurant d’un traitement équitable des personnels même si le niveau de compétence semble différent. Il me semble illusoire de croire que tout confier aux « bons » dans un groupe soit une solution. Cela paraîtra certainement évident à certains mais prendre les temps de la réflexion et du recul pour trouver une organisation adéquate me paraît plus productif à long terme que de favoriser le mode héros technique.

L’état de santé du groupe me semble capital également, différents indicateurs peuvent donner l’alerte : l’isolement de certains, le comportement hégémonique, les tensions… qui doivent être autant de points d’attention pour les responsables.

Enfin, cela va de soi mais c’est bon de le rappeler, pour les « managés », il est intolérable de se laisser mal traiter par qui que ce soit. Ne vous laissez pas faire, rien ne justifie qu’on parle mal à quelqu’un ou que l’on soit autoritaire avec vous… le code du travail est très clair là dessus : http://fr.wikipedia.org/wiki/Harc%C3%A8lement_moral.

L’encadrement doit donc veiller à sanctionner ces comportements s’ils sont avérés.

Merci

 

Un grand merci à tous ceux avec qui j’ai échangé lors que l’écriture de ce billet, je pense en particulier à Paul mon camarade de RER C, à Nicolas, Olivier et Rachid qui ont fait une première lecture de ce billet et qui m’ont permis le l’améliorer.

PS : la photo en haut c’est une photo de moi lorsque j’étais au lycée Villiers Saint Frédéric (78) en 1992, tirage papier fait maison et intitulée très modestement « Ô moi puits de science »… tout un programme 😉